Heinrich Richard Reimann
Les Aquarelles de Cadaqués: Visions Linéaires
Les aquarelles réalisées par H. Richard Reimann à Cadaqués, en automne 2012, s’inscrivent dans une série initiée en 2007, dans ce même lieu de résidence « Nota Bene »1. Le premier ensemble offrait des variations sur la figure du carré, la seconde propose un développement sur une autre composante fondamentale du langage plastique: la ligne.
Ces oeuvres sur papier peuvent surprendre lorsque l’on connaît le travail de H. Richard Reimann qui s’est souvent distingué par ses réalisations monumentales dans l’espace public ou ses tableaux-reliefs aux formats imposants. Dans ce cas, support, médium et échelle dénotent la volonté de communiquer sur un mode plus intimiste, d’établir avec le récepteur un rapport de proximité comparable à celui existant entre une page et son lecteur. Le parallèle livresque n’est pas anodin tant il est vrai que les aquarelles en question sont des oeuvres à voir de près, ce qui d’ailleurs n’exclut nullement une vision éloignée, permettant alors de saisir pleinement la série, révélant une image supérieure différente des unités la composant.
Il semble que l’artiste sollicite deux types de visions, l’une rapprochée et l’autre éloignée. La première dévoile ce que l’on ne voit pas de loin, mais qui existe néanmoins, c’est-à-dire le(s) détail(s). Daniel Arasse parle à ce propos “du détail qui trouble”, qui opère comme une “digression” ou produit même un “effet dislocateur” 2. Le statut du détail raconte souvent une autre histoire que celle du tableau, car en s’approchant on voit la subtilité de sa construction, s’y distille également l’intimité de la peinture. Ainsi en examinant de près les aquarelles de H. Richard Reimann, on découvre dans ses surfaces tramées de délicats jeux linéaires et chromatiques, impossibles de saisir à distance. Par exemple, il réalise des passages de couleurs à l’intérieur des lignes ou bandes transversales qui concourent à accroître la vibration polychromique de l’oeuvre. Autre exemple, à observer dans les bordures; parfois le peintre finit ses tracés, horizontaux ou obliques, avant le bord du papier, marquant de ce fait une limite interne à sa composition, mais il peut aussi tirer son trait jusqu’à l’extrêmité de la feuille, ce qui a pour conséquence de prolonger la dynamique linéaire hors du cadre. Enfin, lorsqu’il y a délimitation d’un cadre enfermant l’image, H. Richard Reimann reporte des segments colorés (correspondants à ceux des bandes horizontales adjacentes) sur une ligne dans l’axe ou sur deux lignes verticales de côté, créant alors des contrepoints chromatiques inattendus, mais dont l’écho résonne de façon subliminale.
“Lorsque je peins et construis, j’essaie de développer l’articulation visuelle” affirme Josef Albers 2, connu pour avoir réalisé entre 1949 et 1976 une magistrale exploration du carré. Or c’est bien de cela qu’il s’agit dans le travail de H. Richard Reimann; le principe sériel de ses variations colorées sur la ligne engendre une chaîne de phénomènes et d’interactions qui ne concernent pas que le seul médium, au demeurant transparent et/ou fortement saturé, mais touchent des fonctions comme la répartition masses-lignes, la perspective, l’avant-l’arrière, les contours et cadrages, la symétrie ou le parallélisme, donc autant de paramètres conditionnant la vision.
Considérée individuellement, chaque pièce offre un pattern invariant, le principe de la variation ne prend tout son sens que dans la contemplation de la série, soit par une vision éloignée. Dans ce cas le thème majeur est bien une déclinaison visuelle et colorée de la ligne qui, à travers un jeu combinatoire, finit par créer un continuum spatio-chromatique, on pourrait parler aussi “d’unités plastiques progressives”, telles que les a définies Victor Vasarely, le fondateur de l’Optical art. Cette continuité d’un plan à l’autre résulte d’un nouveau “détail”: le choix d’une perspective axonométrique 3 grâce à laquelle l’éloignement par rapport à l’observateur s’obtient par translation dans le plan, sans diminution ou déformation de taille des objets avec la distance. Il est intéressant de noter que la peinture chinoise et japonaise ont largement exploité ce type de perspective permettant de représenter, sur des estampes ou de longs rouleaux, des évènements successifs ainsi que des scènes extrêmement étendues. La ciné-visualité qui anime les aquarelles de H. Richard Reimann se fonde en partie sur ce modèle perspectif où, en l’absence de point de fuite monofocal, la vision s’organise dès lors aléatoirement selon le point de vue du spectateur.
Les points de vue étant démultipliés, il faut donc envisager que ces aquarelles se prêtent à plusieurs lectures, échappant du coup au dogme qu’une oeuvre d’art n’a qu’un seul sens dominant, “only one dominant meaning” 4. Pour illustrer la question polysémique, relevons que le tramage linéaire des surfaces évoque autant le graphique mathématique que l’entrelacs bigarré des fils de la tapisserie, les contrastes de couleurs régulateurs de luminosité, quant à eux, amènent des parallèles avec le vitrail, les fenêtres à claustra, à jalousie ou moucharabiehs de l’architecture islamique. Dans un registre plus immatériel, cette série d’oeuvres sur papier offre de belle connotations musicales; les tracés s’apparentent à des portées de notes, les harmonies de couleurs expriment pour leur part autant de tonalités chromatiques. Enfin, la dominante du bleu choisie par Richard Reimann peut se traduire comme l’éclat symbolique de l’immensité cosmique ou, dans sa version saturnienne, une allusion au spleen baudelairien.
En conclusion, les variations tonales et jeux linéaires de H. Richard Reimann suggèrent une infinité d’univers: techniques, physiques et métaphysiques. La géométrie qu’il pratique postule certes un langage universel strictement objectif, notons cependant que la rigueur de ce vocabulaire est tempérée par les fameux “détails” que nous avons observés, ceux-ci apportent à chaque composition un identifiant spécifique rompant avec la systématique des patterns et de la sérialité, ce faisant l’artiste affirme tant sa part d’expression subjective que l’unicité de son œuvre.
Françoise-Hélène Brou
Genève, le 30 mai 2013
1. Résidence d’artiste à Cadaqués, dirigée par Mme Catherine Sagnier.
2. Daniel Arasse, “On y voit de moins en moins” in: Histoire de peintures. Folio essais, Ed. Gallimard, 2004.
3. Josef Albers, Homage to the square. Catalogue MoMA, New-York, 1964.
4. Qualifiée également de perspective oblique ou parallèle, elle est utilisée notamment en dessin technique ou en mathémathiques pour illustrer des configurations spatiales.
5. Postulat formulé par Ernst Gombrich dans son essai Norm and Form, publié en 1966.